Une réhabilitation douteuse

 

 

   Devenu l'un des plus grands écrivains français du XXe Siècle, Céline n'a aucune peine à trouver aujourd'hui des défenseurs, antisémites ou pas. Avant même que ne soit obtenue sa grâce et qu'il puisse rentrer en France, un écrivain s'est chargé de sa réhabilitation : en deux ouvrages (Le gala des vaches et Valsez saucisses), il réfute toutes les accusations qui sont portées contre l'auteur des Bagatelles. Celui-ci affirme, sans rigoler : 

"Le philosémitisme délirant de Bagatelles a été très mal compris par la plupart des Juifs qui, entre nous, sont de sacrés cons quand ils s'y mettent. Pour certains d'entre eux, au contraire, surtout parmi les Sionistes, Bagatelles est un livre de chevet ; un monument élevé à la gloire d'Israël. C'est absolument exact." (Le gala des vaches, les éditions de l'Élan, 1948, p.88)

 

 

   Il faut préciser qu'il s'agit d'Albert Paraz, chroniqueur au journal d'extrême droite Rivarol (au sein duquel se sont retrouvés bon nombre d'anciens collaborateurs), admirateur et grand ami de Céline. On lui doit aussi une préface à l'ouvrage Le mensonge d'Ulysse de Paul Rassinier, tout premier livre négationniste. Pour ce qui est des amitiés, le pacifiste Céline aurait pu mieux faire...

   Lucien Rebatet a lui aussi pris la défense de son vieil ami. Mais comme on peut le constater à la lecture de son témoignage "D'un Céline l'autre" (Les Cahiers de l'Herne L.F. Céline, 1972), la bonne foi n'est pas son fort : 

"...dans les quatre ou cinq années qui ont précédé la guerre, Paris était antisémite à 80% de sa population capable d'une idée (NDLA : les 20% restants étant bien entendu des abrutis), des communistes de Billancourt aux camelots du Roi (...)  l'histoire et là, irréfutable : entre 1935 et 1939, nous nous sommes trouvés devant une conjuration unanime d'Israël pour la guerre à Hitler. Les républicains antimilitaristes, tel Déat, les maurrassiens de ma sorte n'avaient aucune inclination spéciale pour le régime du Troisième Reich : au contraire... Nous jugions préférables qu'on traitât un peu avec Hitler, tout au moins qu'on ne le provoquât pas... nous découvrions dans le parti juif l'obstacle farouche à toute négociation (...) il y a dans les Bagatelles et l'École des cadavres des parties caduques d'actualité, de documentation assez fantaisiste. Mais par-delà les diatribes antisémites, on y découvre l'annonce sardonique, impitoyable des pires stupidités d'un avenir que nous vivons à présent, le règne de la réclame et du cabotinage, l'avachissement des foules que l'on idiotifie par système, le châtrage des esprits, la capitulation des Blancs devant les peuplades du "tiers monde"... Quant au rôle politique de Louis-Ferdinand durant l'Occupation allemande, il avoisinait le néant. (...) Sauf peut-être sous une ou deux broutilles sans portée, aucun des journaux "collaborateurs" ne peut se targuer de la signature de Céline. A la vérité, il nous avait adressé par deux fois, à Je suis partout, des sortes de chroniques libres. A l'unanimité, on les jugea rigoureusement impubliables, et l'une, je m'en souviens fort bien (...) pour cause de délire raciste. C'était fin 1942 ou début 1943." (p.230-232)

   Pol Vandromme, l'auteur d'un essai sur Céline (mais aussi d'essais étrangement complaisants sur Lucien Rebatet, Pierre Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Marcel Aymé et Jacques Chardonne) déclare carrément dans les Cahiers de l'Herne (op. cit., p.418) : "L'antisémitisme de Céline n'est même pas un accident dans l'oeuvre de Céline ; c'est une comédie que joue l'écrivain, et presque à son insu, pour scandaliser les imbéciles et pour éberluer les lecteurs distraits". Face à l'ineptie de certains des thuriféraires de Céline - dont on notera au passage l'orientation politique - et à leurs arguments, on reste pantois... 

 

Lucien Rebatet, "Les mémoires d'un fasciste" (1976)

Céline, par Pol Vandromme (1961)

 

   On se fonde aujourd'hui fréquemment sur des éléments plutôt douteux de la biographie de Céline pour le disculper. Il aurait raillé publiquement Hitler lors d'un dîner à l'ambassade d'Allemagne sous l'Occupation, en présence d'Otto Abetz. Philippe Alméras, dans Les idées de Céline, précise que ce dîner n'a jamais été confirmé jusqu'à présent. François Gibault (un autre biographe de Céline) pense que cet épisode est la compilation de faits passés à l'Institut allemand à des dates différentes. Il en existe d'ailleurs plusieurs versions, souvent contradictoires. A cela, on peut répondre que, attendant son procès, Céline, qui cherche par tout les moyens à assurer sa défense, nie tout simplement s'être rendu à l'ambassade d'Allemagne, et avoir rencontré sous l'Occupation Otto Abetz. Si ce dîner avait réellement eu lieu, il s'en serait de toute évidence servi pour souligner son hostilité au nazisme. On imagine mal en outre un Céline s’en étant pris publiquement à Hitler en présence de l'ambassadeur d'Allemagne, puis solliciter avec succès par la suite auprès des autorités allemandes du papier pour la réédition de ses ouvrages, un permis de port d'arme, ainsi que, plus tard, un laisser-passer pour rejoindre l'Allemagne nazie puis le Danemark.

   On a bien prétendu, un temps, que Céline avait été retenu trois mois en prison en Allemagne en 1944, en tant qu'opposant au régime nazi, ce qui a depuis longtemps été démontré comme faux. La plupart des faits dont se servent les céliniens pour prendre la défense de leur idole semble relever tout simplement plus du mythe que de la réalité (Céline n'est ici pas un cas isolé. Robert Brasillach en particulier est lui aussi l'objet d'hagiographies "révisionnistes" et complaisantes). Céline a-t-il critiqué Hitler sous l'Occupation ? On peut en douter (il l'aurait traité de "mage pour le Brandebourg", mais cela n'a non plus jamais été prouvé) ; si c'est le cas, cela ne suffit pas à le distinguer du milieu de la collaboration : Pierre Drieu la Rochelle n'était par exemple pas très tendre avec Hitler sous l'Occupation ; il n'en est pas moins coupable lui-aussi d'"intelligence avec l'ennemi". Ces arguments sont aussi absurdes que celui d'évoquer le soit-disant "nihilisme" de Céline, lequel n'aurait pas non plus épargné Hitler, car s'il "vomit sur tout", pour reprendre les termes de Maurice Bardèche à son propos, il se montre particulièrement indulgent vis-à-vis du nazisme (du moins jusqu'à la chute du Troisième Reich). 

   La question Céline est délicate à aborder, comme celle de tous les écrivains qui se sont fourvoyés sous l'Occupation. Une bonne partie des travaux qui ont été réalisés sur son cas se fondent tout naturellement sur les témoignages des personnes qui l'ont rencontré, mais ce type de source est à la base délicat à manier, surtout pour des événements aussi graves et aussi éloignés dans le temps désormais que la Seconde guerre mondiale. Ceux qui ont côtoyé Céline durant ces années noires se sont eux-aussi bien souvent compromis, ce qui pose d'emblée le problème de l'objectivité et de la fiabilité de leurs témoignages (quel crédit accorder en effet aux récits des Lucien Rebatet, Abel Bonnard, Jacques Benoist-Méchin, Marcel Aymé, Lucette Destouches,...?), d'autant plus que le discours de l'extrême droite se caractérise systématiquement par une certaine forme de réécriture de l'Histoire. 

  Les céliniens, dans leur ensemble, reconnaissent l’antisémitisme de Céline, indéniable quoi qu’il en soit. Cette accusation semble aussi bien les arranger, car il peut être interprété et expliqué de diverses manières. Bien souvent, on tente de l'excuser par la recrudescence du sentiment antijuif en France à la fin des années 30, par l'origine sociale de Céline (issu d'un milieu de modestes petits commerçants), l'affaire Dreyfus,... Elle semble surtout leur permettre d'éluder la question de ses prises de positions politiques. Outre le fait que tous les Français que l'on aurait pu suspecter d'antisémitisme dans les années 30 n'ont pas rejoint le camp de la collaboration après la Défaite, il est indéniable que le racisme de Céline s'inscrit dans le cadre plus large d'une pensée politique que l'on ne peut classer qu'à l'extrême droite. 

   Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit sont deux ouvrages qui ont grandement contribué à l'éclat de la littérature française. Céline était indéniablement un grand écrivain, mais aussi un personnage particulièrement abject. Quelle que soit la dimension de son oeuvre, le racisme et l'antisémitisme ne peuvent être excusés aussi facilement. 

 

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